Exploit

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Les plus grands athlètes de notre temps.
Photographies Gérard Rancinan. Texte de Virginie Luc

Federico Motta Editore, Italie, 2004.

Zinédine Zidane, Sergueï Bubka, M- J Perec © Gérard Rancinan

 

Introduction par Virginie Luc

L’« Exploit », c’est celui, bien sûr, des plus grands athlètes réunis dans ce livre. Des hommes et des femmes d’exception qui ont pulvérisé les records, repoussé les limites du corps humain en développant une puissance physique et une concentration hors du commun. Notre siècle est celui du sport, et l’athlète est devenu le laboratoire de l’homme de demain. Les performances, dans toutes les disciplines, ont fait des bonds prodigieux, se sont accélérées et multipliées grâce à l’évolution physiologique générale de l’homme (qui a grandi de dix centimètre en un siècle !), à la qualité des sélections, aux stratégies d’entraînements et aux avancées spectaculaires de la biomécanique et des biotechnologies. Le 100 mètres se court en 9,79 secondes contre 12 secondes il y a un siècle, le 100 m nage libre en 48,21 secondes contre 60 secondes en 1896, le saut à la perche dépasse les 6 mètres contre 3 m en 1904 … Nous atteignons aujourd’hui une asymptote, nous ne cessons plus d’effleurer les limites de la physiologie humaine.

L’« Exploit », c’est aussi celui d’avoir rencontré et photographié ces champions en exclusivité. D’avoir su poser sur eux un autre regard. Non pas celui de spécialistes avertis, mais un regard curieux de l’homme et de la femme qui se cache derrière ces athlètes d’exception. Un regard presque enfantin qui fouille dans leur humanité et dans leurs rêves.

D’une terre l’autre

Nous nous sommes aventurés en terre des sportifs de la même façon que lorsque nous avons rejoint le monde des hommes de dieux, des leaders politiques, des gens nés avec une déficience physique ou celui des artistes contemporains… C’est toujours le même voyage entrepris, il y a bien des années, « au pays de l’homme », une traversée du miroir pour voir ce qu’il n’est plus donné à voir : des êtres de l’extrême qui marchent à la lisière de l’impossible, pareil à des funambules. Nous avons investi ces espaces comme des explorateurs du début du siècle, éblouis par la tribu nouvelle, par ses singularités et ses différences. Le monde des athlètes de haut niveau est aussi rare et aigu que celui de la foi, du pouvoir ou de l’art. Si loin les uns des autres et si proches, tous ont fait de leur vocation leur vie, faisant coïncider parfaitement ce qu’ils sont et ce qu’ils font ; tous partagent une volonté hors du commun, un désir d’illimité et un rêve d’impossible.

Alors, à notre tour, nous leur avons demandé l’impossible. L’impossible, c’est Serguei Bubka, surréaliste dans la neige de février près de Doniestk, son village de mineurs et de naissance. C’est le Dalai Lama dans les rizières de l’Himalaya à cinq heures du matin. C’est Hailé Gebreselassié au cœur de la savane éthiopienne, sur le chemin qui le conduisait à l’école, toujours en courant parce que toujours en retard. C’est Marie  José Pérec à la veille de son couronnement en 1996, sur un rocher de Californie, sa rage de vaincre comme un écho à l’océan démonté ; Marie Jo encore, quatre ans plus tard, solitaire et déjà perdue dans le « couloir de la mort » où elle cherche à remonter le temps qui s’éternise à Rostok, lieu d’exil et d’extrémité où la terre s’abandonne à la Baltique. C’est Stephen Hawking dans son petit bureau de Cambridge, pris dans le fer de son fauteuil roulant, et nous auprès de lui, dans ces minutes aussi silencieuses et profondes que les courbes des « trous noirs » dessinés à la craie sur le tableau. C’est Ronaldo, quelques semaines avant le Mondial, que nous avons littéralement kidnappé, emporté dans notre élan sous les regards de feu et d’effroi de ses attachés de presse. C’est David Douillé sur le lac d’Hourtin dans les Landes qui marche sur l’eau vers la gloire des dieux. C’est Tiger Wood qui accepte, malgré l’entourage alarmé, de prendre la pose de Chaplin, son idéal d’homme et de courage. C’est Balthus, quelques mois avant de disparaître, reclus dans son chalet suisse, devant la toile vierge qu’il n’aura pas le temps d’achever, non pas parce qu’il est mort, mais parce qu’il n’a jamais su quand un tableau était vraiment « fini ». C’est Marion Jones, dans la poussière des étoiles prête à dépasser la vitesse des anges au déni de la loi des hommes …

« Exploit » délivre l’intensité des regards entendus, échangés et mêlés, avant d’être saisie dans des portraits photographiques qu’il restait à inventer, c’est-à-dire, à découvrir. En ce sens Gérard Rancinan est un découvreur : ces images-icônes appartiennent à l’Histoire, elles semblent exister depuis toujours, ensevelies sous les scories du temps et des apparences. Féeriques, symboliques, ou ascétiques, ces portraits sont des «moments d’homme », des éclats d’une humanité qui surpasse, dans l’instant, les dieux trop inhumains. C’est Maurice Greene et sa course au-devant de l’Homme. Cent mètres en 9’79. L’homme le plus rapide du monde, celui qui court aux confins du temps humain, celui qui gagne sa propre éternité en dérobant quelques millièmes de secondes.

« Exploit » donc. Des sportifs et du photographe qui partagent la même quête : une course contre Chronos, le dieu du Temps. Ces braconniers du temps livrent une bataille qui est celle des grands héros mythiques. Ils sont de ceux qui brûlent les contours du temps, remontent sa lumière (phôtos en grec), le prennent de vitesse. Des aventuriers, qui plongent dans la trame même du temps. Des pionniers si rapides, si aigus, qu’ils en démontent les rouages, pour s’y glisser à folle allure.

À l’impossible, ils sont tenus

Le combat est double : il faut lutter contre Chronos et avec lui, se soumettre au temps, à sa durée, pour un jour, dans l’éclat de l’exploit, parvenir à le devancer, à échapper à sa mesure. Ces athlètes démiurges ne sont libres que parce qu’ils sont contraints : la discipline, la répétition, l’habitude, loin de les asservir, les délivre, faisant couler le vouloir jusqu’aux fibres les plus intimes de leur être. Un éternel recommencement, comme cette première foulée, encore et encore répétée, affinée,  améliorée au millième de seconde pour gagner en puissance, pour que le cerveau, au coup de feu, ordonne simultanément au corps la mise en mouvement. L’objectif est de parvenir, dans chaque geste, dans chaque respiration, à la fusion totale du corps et de l’esprit afin de « franchir la limite ». En ce sens, le sport est un domaine qui pose, en profondeur, la question de l’alchimie entre le corps et l’esprit. En voulant défier l’impossible, l’athlète libère une force physique et mentale insensée, c’est-à-dire au-delà de l’entendement. Ce hors limite est une sorte d’infini :  non seulement il implique d’être le premier, de parvenir en tête, mais il induit encore l’absolue nécessité de réitérer l’exploit, pour conserver un titre, un record. Au-delà du principe de plaisir et à travers la souffrance, au-delà aussi de ce qui peut s’énoncer dans le langage, on touche ici à la jouissance. Une jouissance de la limite telle qu’elle n’a pas de limite. Elle se situe au-delà des vertus à la fois médicales (le bien-être, la santé) et morales (l’exemplarité, la ténacité, le fair-play, etc.).

« A l’impossible nul n’est tenu », dit-on. Mais c’est l’impossible qui les tient, les hante. Ces « dresseurs d’eux-mêmes » violent les lois de la nature en refusant de rabattre le réel sur le possible. Ils délivrent le temps en refusant de clôturer l’avenir sur le passé. L’exploit de la performance, « per-formare » en latin, c’est de « donner forme », de « rendre réel » la matière aléatoire du temps et de l’espace. C’est quitter le rêve pour le matérialiser. En ce lieu, celui de l’exploit, le désir ignore la loi. Au nom du « tout est possible », les limites sont sans cesse reculées et finissent même par être ignorées.

Dans la logique démente du sport de compétition (avec soi et avec l’Autre), où la performance est par définition, toujours à battre, le recours au dopage n’a rien de surprenant. Le discours qui met en avant la “conscience”, la liberté de l’athlète de ne pas céder à l’infraction du dopage ne pèse pas lourd devant l’irrésistible appel à l’excès et à la démesure, face à la jouissance visée par l’acte sportif : le dépassement. Sous l’Antiquité, les lanceurs de disque mangeaient de la viande de taureau et les coureurs de la viande gazelle dans l’espoir d’améliorer leurs performances. Aujourd’hui le dopage touche toutes les disciplines, dans des proportions très variables. La question est complexe. Le dopage désigne l’absorption de produits détournés de leur usage afin d’améliorer les compétences du sportif. Mais lorsque les sportifs s’entraînent en montagne afin d’augmenter leur taux de globules rouges, s’agit-il d’un dopage indirect ? Et lorsqu’ils s’injectent leur propre sang pour atteindre le même résultat, peut-on encore parler d’absorption de produits détournés ? Le danger vient de la science qui ne cesse d’offrir de nouvelles possibilités de plus en plus fines, de moins en moins perceptibles. Dans quelques années, le dopage se situera sans doute à l’échelle génétique.

Immanquablement, l’extrême s’ouvre sur l’excès. Parce qu’en matière de records, il est désormais quasi impossible d’améliorer sensiblement les scores, on multiplie les compétitions, on crée sans cesse de nouvelles disciplines (le triathlon par exemple n’a qu’une vingtaine d’années et rassemble trois disciplines déjà existantes), on évalue au-delà du significatif les mesures (des fractions de millième de seconde !), on joue sur l’âge de plus en plus précoce de certains compétiteurs. Les enjeux économiques et médiatiques où prévalent les gains et les profits dépassent largement les athlètes. Face à ces dérives perverses et fanatiques, on ne peut qu’être effrayé. Doit-on chercher à améliorer l’espèce humaine comme on améliore une espèce animale ? Où est la limite entre le naturel loué et l’artificiel dénigré, entre l’humain souhaitable et l’inhumain inacceptable, entre le normal et le pathologique ? Dans sa tyrannie du hors limite, le sport ne risque-t-il pas, en le maltraitant, de mépriser le corps qui est sa raison d’être ? Le génie de la science et la dictature de l’argent  ne risquent-ils pas de générer ce corps ultime et scandaleux, cette Chose parfaite livrée au public qui ne serait plus que le cadavre du sportif épuisé et dopé ? Ne peut-on craindre, à ce rythme, que les  compétitions ne soient plus que des jeux du cirque où l’on viendrait voir mourir les athlètes dans l’arène ?

De l’Amour du sport

Le sport est un miroir tendu, celui de nos idoles et de nous-mêmes. À travers eux, le public part jusqu’au bout de lui-même, projette sur les champions un rêve d’impossible, attend d’eux cette part de réel qui lui manque, cette pureté à jamais perdue. Dans sa passion idolâtre, où chaque geste, où chaque exploit, est relayé par le public, le spectateur et le sportif ne forment plus qu’une « foule à deux ».  La survie de l’un signifie donc celle de l’autre.

« Exploit » donne à voir l’impossible -seul horizon des « maîtres du temps »- comme moteur de vie et non de mort. Il donne à entendre l’appel au surhumain dans la crainte de l’inhumain. Nos grands champions sont au monde contemporain ce que les Immortels étaient à la mythologie grecque : des êtres humains qui, le temps de l’exploit, rivalisent avec la puissance des dieux. Ce sont  « des moments d’homme », surpris au sommet de leur art, dans le matin du courage, impétueux et réfléchi.

Ce livre est un éclat de lumière, d’autant plus précieux qu’il est aujourd’hui menacé. En regardant les portraits intemporels de Popov, Bubka, Marion Jones, Marie José Pérec, à l’extrémité d’eux-mêmes, à corps et à cris, on comprend que ce qui est à gagner dans le sport, ce ne sont pas tant des médailles et des honneurs que la pure reconnaissance des limites du corps humain, et donc accepter de “perdre”. Le corps n’est pas une machine, il peut devenir un lieu d’extase, sur le mode de l’effort et de la compétition, qu’en tant que réellement perdu à soi-même et toujours déjà vaincu.  C’est la leçon des grands champions : ceux qui perdent sont ceux qui gagnent.

C’est Hailé, dont le nom « Gebreselassié » signifie « celui qui suit le chemin de dieu ». Hailé dans sa course d’endurance, tout à la fois adversaire et complice du  temps, qui recule les limites de son corps par la force sans limites de sa foi. Il est comme une blessure heureuse, une fragilité puissante, une ondée d’amour fou. Le long des lignes blanches de son “couloir”, il suit une autre logique que celle, indifférente et géomètre, de la raison :  la perspective du cœur qui dessine ce qui n’est pas, pour mieux voir ce qui est : le temps qui, comme l’amour, est ce qui nous traverse et que nous ne pouvons que traverser.